Cartographie participative et politique de l’invisibilité
Étude de cas : Emancipatory Mapmaking: Lessons from Kibera / Erica Hagen, Julian Stenmanns, Till Straube / mapkibera.org
La cartographie moderne, et particulièrement dans le sud mondial, a été liée à l’effort colonial de produire des espaces lisibles. La géographie critique à permis de démontrer leurs rôles : les populations dirigeantes mènent par ces cartes une politique d’invisibilité notamment sur les communautés marginalisées. Alors, comment créer un outil qui soutient ces communautés marginalisées tout en leur permettant la reconnaissance, la participation politique et l’accès à des services de base ? C’est à partir de ces questionnements qu’est né le projet communautaire de cartographie open source dans le quartier de Kibera à Nairobi, au Kenya.
La carte Kibera commence en 2009, lorsque des cartographes se rendent à Nairobi pour parler de carte, et se rendent compte que Kibera est un endroit invisible sur les cartes de Nairobi (il est représenté comme une zone forestière). Alors que c’est un lieu central de Nairobi, comprenant une grande zone de bidonvilles. Pourtant très peu de cartographes remarquent cette faille, à partir de cela, ils ont décidé de cartographié avec la population de Kibera : le projet commence par une intégration à cette communauté via une association, le but n’est pas de produire une carte par vue satellitaire, mais produire vraiment une “cartographie de l’intérieur”.
Ils ont commencé par faire des cartes sectorielles, par exemple tous les endroits liés à la santé étaient sur une même carte. Cette carte permet une légitimation de toutes les personnes travaillant et vivant à Kibera.
“Becoming more visible can also lead to more protection because things that happen can be known – even globally – and that provides people with a sense of security.”
Le but d’une carte connecté est qu’elle soit ouverte à un public large, mais aussi que la communauté puisse la mettre à jour.Map Kibera a ainsi facilité une autre articulation cartographique de Kibera, à la disposition de ses résidents et des personnes qui accèdent à distance aux cartes en ligne de la région. Pour eux, la cartographie est profondément enracinée dans une certaine façon de voir les choses.
C’est donc un défi majeur pour les projets de cartographies communautaires de prendre conscience de la politique de l’invisibilité, et de discerner les moyens de réaliser leurs potentiels émancipateurs.
Étude de cas: “Open-Source Aerial Imagery as a Critique Tool the Extractive Geopolitics Project” by Imaginando Buenas
C’est en 2008 qu’est fondé un collectif pluridisciplinaire appelé « Imaginando Buenas » basé à Montevideo, capitale de l’Uruguay. Travaillant sur des sujets larges en passant par la politique et le design, ils se sont tournés vers la question de là sur exploitation de nos ressources au détriment de notre planète aux quatre coins du monde. Souvent critiqués pour des raisons environnementales et sanitaires de grands groupes industriels d’extraction s’en donnent à cœur joie pour exploiter les ressources dont regorge les différents territoires sous leurs pieds. La combinaison de l’attrait qu’ils ont pour l’imagerie satellite et la volonté d’ouvrir les yeux aux plus grands nombres sur la réalité, la localisation et l’ampleur des changements qu’on ses grands groupes sur notre environnement ont poussés les membres du collectif à créé une contre-cartographie militante, exposant par le biais des imageries aériennes open source (google earth) la dégradation des territoires au fil du temps.
Le résultat de ce projet est la création de 5 diptyques de 85cm sur 85 cm exposant les projets d’exploitations les plus brutaux de ces dernières années aux côtés du même territoire des années au paravent. Des gigantesques images de 20 000 par 20 000 pixels traités avec le plug-in « PlexEarth » permettent d’admirer précisément l’évolution de ces espaces aux grands désespoirs de certains. Les sites d’exploitations retenus sont les suivants : Un incendie de forêt contrôlé au Brésil, une mine de charbon au Mozambique, un barrage hydroélectrique en Iran-Azerbaïdjan, un système d’irrigation à pivot central en Australie et pour finir une mine de lignite à ciel ouvert en Allemagne. Il y a ici une volonté de montrer que le problème est présent aux quatre coins du monde et ne s’applique pas qu’aux pays en voie de développement trop souvent montrés du doigt.
Étude de cas : Mapping the Squatting Movement / Pappsatt-Kollektiv – Tobias Morawski / berlin-besetzt.de
Le projet “Berlin besetzt” est une carte interactive d’archives numérique sur l’histoire de la place des squats dans Berlin.
En effet, Berlin fut marqué par une importante vague de squatters au début des années 80 et suite à la chute du mur. Ce mouvement fut déclenché par une pénurie de logements et à de nombreuses expulsions ce qui a engendré la création de squats et la formation d’espaces culturels autogérés.
En 2012, Berlin est marqué par des mouvements de protestation urbaine menés par exemple par des réfugiés et des sans-abri. Ces mouvements vont utiliser les squats comme outils et moyens de se réapproprier l’espace urbain. Par exemple, les résidents de la station de métro Kottbusser Tor ont construit un “Gecekondu” (habitation construite sans permis de construire), comme un lieu de rencontre et de protestation concernant la hausse des loyers.
Les squats ont donc toujours eu une importance pour les luttes sociales à Berlin et le projet “Berlin besetzt” a justement comme volonté de représenter l’histoire de ces lieux sous forme d’une carte interactive de la ville. Cette carte permet de visualiser les espaces collectifs autogérés dans le temps et donc l’évolution des mouvements contestataires et de lutte pour le droit à la ville.
Afin de créer cette carte, Pappsatt-Kollektiv et Tobias Morawski avaient pour volonté qu’elle soit à la fois accessible aux personnes sans connaissances en étant explicite et à la fois fournir des connaissances détaillées pour les experts et scientifiques.
Ce projet ayant fait beaucoup d’écho, il a permis de redonner de la visibilité au mouvement de luttes pour le droit à la ville. Il montre la puissance que peuvent avoir les visualisations facilement compréhensibles, en l’occurrence ici, la contre-cartographie.
La contre-cartographie peut être un outil très intéressant comme on a pu le voir grâce aux exemples ci-dessus pour rendre l’invisible visible, ou du moins mettre en lumière des lieux, phénomènes ou actions peu exposées en temps normal. Elle peut avoir un rôle politique, mais également, à l’image de l’étude de cas présentée sur le quartier de Kibera à Nairobi au Kenya, permettre de mettre en lumière les tentions territoriales d’un milieu et de redonner aux habitants la juste valeur de leurs territoires. Il serait intéressant de cartographier le territoire occupé par les différentes espèces animales aux abords des milieux urbains pour mettre en évidence les tensions et les problèmes de cohabitation que l’urbanisation croissante des villes peut entraîner, ou bien même utiliser, à l’image de ce que le collectif « Imaginando Buenas » a fait aux quatre coins du monde, l’imagerie satellite pour mettre en avant l’explosion démographique, quasiment exponentielle des villes aux fils du temps. Il peut être intéressant aussi de rendre visible par la cartographie comme il à été fait dans le projet de Kibera, de rendre visible les lieux de soins dans le monde ainsi que leurs développement afin de rendre visible les inégalités sanitaires.